Comment l’IA pourrait efficacement assister les autorités de la concurrence ?

Par Hecham Yekhlef      

 

 

Les différents outils existant et mobilisant l’intelligence artificielle, à leur stade de développement actuel, sont déjà capables d’être d’une grande assistance pour les autorités de régulation qui parfois peinent à détecter, ou prouver, une entente anticoncurrentielle ou un abus de position dominante. En effet, ces pratiques illégales, où des entreprises s’accordent pour fausser la concurrence ou exploitent leur position dominante pour restreindre la concurrence, sont difficilement détectables en raison de leur nature souvent secrète et sophistiquée. Cet article propose, de façon non exhaustive, d’énumérer un certain nombre de pistes sur la façon dont l’utilisation de l’intelligence artificielle peut améliorer, voire accélérer la détection de ces pratiques.

 

Crédit photo: Geeks for Geeks, https://www.geeksforgeeks.org/antitrust-laws-meaning-objectives-types-enforcement/

 

D’abord, une IA correctement entraînée permet d’analyser un grand nombre de données, avec une précision et une vitesse inégalées humainement. Dès lors, les algorithmes d’apprentissage automatique peuvent être entraînés sur des ensembles de données historiques (dataset) pour identifier des modèles typiques de comportements anticoncurrentiels. On peut penser, par exemple, à la détection par l’algorithme d’une hausse de prix simultanée et synchronisée entre concurrents, celle-ci pouvant être le signe d’une entente anticoncurrentielle. L’algorithme alerterait alors le régulateur qui pourrait diriger son attention sur le phénomène. Ces algorithmes sont déjà utilisés par les entreprises, leur permettant d’ajuster les prix en temps réel, en se fondant notamment sur les prix pratiqués par la concurrence. Selon les économistes, cela donne lieu à des situations de « collusion tacite »[1].

Crédit photo: Hello Algo, https://www.hello-algo.com/en/chapter_introduction/what_is_dsa/#123-relationship-between-data-structures-and-algorithms

 

Aussi, il est important de rester prudent dans l’utilisation de ces outils en prenant en compte que les acteurs, notamment ceux du secteur privé, les maîtrisent de mieux en mieux et pourraient potentiellement passer sous les radars de détection de l’algorithme en développant de nouvelles stratégies.

 

Ensuite, les outils de traitement du langage naturel (NLP) vont, de façon plus intuitive, pouvoir analyser les communications internes des entreprises telles que les courriels et les messageries et ainsi détecter des expressions de langage ou certains termes signalant une intention de manipuler le marché. Par exemple, en 2015, David Topkins, un directeur d’une entreprise vendant des posters en ligne a été poursuivi par le tribunal de district de Californie du Nord pour avoir conclu un accord avec d’autres marchands sur les niveaux de prix et les algorithmeP[2]​. Dans cette affaire, des algorithmes ont été utilisés non seulement pour surveiller les prix, mais aussi, pour analyser des courriels et des transactions, ce qui a permis aux autorités d’apporter les preuves que les entreprises impliquées utilisaient des algorithmes pour maintenir artificiellement les prix à un niveau élevé[3].

 

Par ailleurs, la Commission européenne a déjà préconisé en 2021 l’utilisation d’algorithmes à des fins d’analyse d’offres dans le cadre d’appels d’offres sur les marchés publics ; ce qui pourrait s’avérer très efficace pour détecter des collusions, notamment, selon Luc-Marie Augagneur, « en trouvant les mêmes erreurs de calcul, des fautes dorthographes ou la même approche de calcul des coûts… »[4]

 

S’agissant des limites, l’intelligence artificielle qui offre des puissants outils pour la détection des comportements anticoncurrentiels en connaît nécessairement. En effet, les algorithmes peuvent parfois être à l’origine de « faux positifs », c’est-à-dire, d’erreurs ou d’hallucinations. Il sera ainsi nécessaire de procéder à des enquêtes humaines postérieures pour confirmer ou infirmer des infractions.

 

En outre, si les autorités de la concurrence peuvent utiliser l’IA et les algorithmes, les entreprises ne s’en privent pas et sont même souvent en avance technologiques sur les régulateurs. “La question est notamment de savoir si les entreprises peuvent sentendre via des algorithmes, voire si des algorithmes peuvent s’entendre, sans que lhumain ou lentreprise en ait conscience” se demande Jean-Christophe Roda. Ainsi, les tactiques développées par les entreprises peuvent rapidement devenir de plus en plus sophistiquées pour échapper à la détection[5].

 

Crédit photo : Autorité de la concurence, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/communiques-de-presse/intelligence-artificielle-generative-lautorite-rend-son-avis-sur-le

 

Dès lors, cela mène à 2 constats :

 

  • Le premier est que les autorités de la concurrence doivent nécessairement s’aider des outils mobilisant l’IA si elles ne veulent pas se faire définitivement semer par les entreprises, notamment celles avec des moyens financiers leur permettant de développer leurs propres outils. La doctrine anglo-américaine parle denforcement gap[6], estimant que les autorités de la concurrence, malgré leurs efforts pour se mettre à la page technologiquement, sont dépassées par cette même technologie, tout autant que le droit de la concurrence lui-mê « Comme avec larrivée dInternet il y a plus de 25 ans, nombreux sont ceux qui pensent quil faudrait désormais dessiner lavenir du droit de la concurrence à laune du smart antitrust »[7]

 

  • Le second constat réside dans le fait qu’en plus d’utiliser l’IA et les algorithmes, les régulateurs doivent y investir massivement afin d’en perfectionner leur usage et d’affiner la technologie dans le but de la rendre de plus en plus précise dans la détection des comportements répréhensibles.

 


[1] Avigail Kifer, Kirti Gupta, “Algorithms, Artificial Intelligence, and Antitrust : An Overview”, American Bar Association, 28 février 2024, https://www.americanbar.org/groups/antitrust_law/resources/source/2024-february/algorithms-artificial-intelligence-and-antitrust/

[2] US v Topkins [2015]

[3] Anastasiia Zeleniuk, Antonina Yaholnyk, “Algorithmic Pricing Collusion: When does Liability Arise?”, Chambers and Partners, 14 septembre 2020, https://chambers.com/articles/algorithmic-pricing-collusion-when-does-liability-arise

[4]   Bérengère Margaritelli, « Lintelligence artificielle, risque et opportunité pour le droit de la concurrence », JSS, 23 août 2021, https://www.jss.fr/L’intelligence_artificielle_risque_et_opportunite_pour_le_droit_de_la_concurrence-2563.awp?AWPID98B8ED7F=47CE3390D198BEBDEAFF99C9C3542ADFBB00D6B9

[5]  Ibid

[6] Ibid

[7] Ibid

 

 

Ce contenu a été mis à jour le 5 novembre 2024 à 11 h 02 min.