Quand la technologie amplifie un comportement néfaste : étude de l’encadrement des robots d’achat
Par Sébastien Meeùs,
Auxiliaire de recherche au Laboratoire de Cyberjustice
En dehors de toute actualité dans ce secteur, nous nous pencherons aujourd’hui sur les robots d’achat pour illustrer le constat suivant : l’utilisation de la technologie ne garantit pas forcément l’amélioration d’une situation donnée. Au contraire, les robots d’achat soulèvent des enjeux cruciaux en matière de protection du consommateur : des enjeux préexistants à l’émergence de cette forme de technologie, mais qui ont été amplifiés par son recours.
Une problématique économique ancestrale
Le contexte est simple : l’augmentation des prix par la manipulation de l’offre et de la demande, ce qui entraîne des pénuries artificielles. Plusieurs éléments peuvent favoriser cette manipulation : l’état des stocks, la fluidité de la production et l’organisation de la mise en vente d’un bien. Ceux-ci sont en effet des facteurs essentiels contribuant à l’expansion, ou au contrôle, de cette pratique. Tous ces éléments convergent vers une notion centrale : la rareté, pièce maitresse de l’établissement de la valeur d’un bien.
Une ampleur numérique
Ce phénomène de vente à la sauvette – scalping – a largement précédé la technologie mais cette dernière a facilité sa survenance et en a décuplé les effets. Dans ce cas, elle prend la forme de robots d’achat, afin d’automatiser l’achat et la revente en ligne de biens et de services.
Une attache physique
Bien que ce phénomène soit désormais ancré dans le monde numérique, il repose toujours en partie sur son pendant physique car il requière la rareté d’un bien afin de pouvoir frauduleusement augmenter sa valeur.
Les biens récemment prisés par l’achat/revente sont les consoles de jeux vidéo Playstation 5, choix également facilité par sa faible production en raison de la rareté de certains des composants nécessaires à sa fabrication.
Pour autant, le bien ne nécessite pas d’avoir été récemment placé sur le marché pour qu’il devienne la cible des robots d’achat, ceux-ci profitant des circonstances du marché pour viser les biens dont l’offre et/ou la demande est la plus mouvante. Nous nous souviendrons de certains produits devenus essentiels du jour au lendemain lorsque la pandémie Covid a débuté comme le gel hydroalcoolique ou les masques chirurgicaux ainsi que la guerre des prix qui en résultat. Dans le contexte géopolitique et climatique actuel, ce sont d’autres produits qui deviennent plus rares, et dont la rareté peut s’accélérer par les actions des robots d’achat, en général dans le domaine alimentaire : moutarde, riz, pâtes, etc.
Une extension technologique
De ce qui précède, il pourrait sembler que les biens numériques sont exemptés de cette problématique, voire que la dématérialisation constituerait une solution idéale au phénomène de rareté pour les produits qui se prêtent à une telle distribution de biens.
Néanmoins, l’essor des cryptomonnaies et des jetons non fongibles, instaurant la rareté digitale, pourrait à l’inverse étendre le scalping à de nouveaux produits entièrement numériques. Si la collection (c’est-à-dire le nombre total de jetons inscrits sur une blockchain) d’un certain type de NFTs ne comporte qu’un nombre défini d’exemplaires, il est prévisible que le scalping se manifestera également dans ce domaine, pour peu que la demande suive, ce qui dépendra de l’acceptation par le grand public du concept de rareté appliqué aux produits digitaux.
Solution(s) juridique(s)
Au Québec, c’est exclusivement la revente de billets de spectacle qui a reçu une attention particulière dans la Loi sur la protection du consommateur. Effectivement, la problématique de scalping trouve pleinement à s’appliquer et tous ses éléments s’y retrouvent : représentation dans le monde physique, places en nombre limité, vente en ligne.
L’article 236.2 dispose :
« Nul ne peut vendre ou utiliser un logiciel permettant d’acheter des billets de spectacle en contournant une mesure de sécurité ou un système de contrôle mis en place par le producteur d’un spectacle ou par le vendeur autorisé par ce dernier. Nul ne peut revendre un billet obtenu au moyen d’un logiciel visé au premier alinéa ni en faciliter la revente. ».
Cette disposition fait partie d’un ensemble de règles ajouté à la Loi sur la protection du consommateur à la suite de plusieurs rapports et missions de l’Office de la Protection du Consommateur ayant révélé l’ampleur de cette problématique. Les limites des solutions juridiques sont l’application pratique de ces dispositions, et surtout de son champ limité à la revente de billets de spectacle.
Solution(s) techniques et pratique(s)
Il existe des mesures techniques et organisationnelles mises en place par le fournisseur, producteur ou vendeur dans le but de limiter le recours aux robots d’achat, chacune trouvant également rapidement leurs limites :
- Des détecteurs de robots pour leur empêcher l’achat, mais les évolutions rapides de ces outils technologiques empêchent cette mesure d’être efficace.
- Lier la vente du bien à une identification de l’acheteur, cumulée à une limite par individu (5 tickets par personne par exemple). Ceci augmente le travail des vendeurs du marché primaire, et reste facilement contournable.
- Une vente hybride physique et en ligne. Dans certains cas, les organisateurs peuvent distribuer un nombre de tickets en ligne mais également proposer des tickets pour l’évènement à un kioske physique traditionnel, inaccessible aux robots d’achat. C’est le cas des visites du Washington Monument. A nouveau, cela nécessite une organisation plus importante, plus coûteuse, et les vendeurs à la sauvette traditionnels peuvent se substituer aux robots.
Combinaison des disciplines et recherche d’équilibre
L’aspect financier a son importance dans les mesures prises par le marché primaire. Celles-ci seront principalement motivées par des questions d’ordre économique: quel est le gain perdu dans ces marchés secondaires ? Les mesures d’encadrement de la revente sont-elles trop coûteuses pour l’objectif poursuivi ?
Le droit pourrait inciter les différents acteurs à mieux considérer ce phénomène par l’introduction de nouvelles obligations, à l’instar de celles concernant la revente de billets de spectacle. Le maître-mot est de mettre des bâtons dans les roues du marché secondaire considéré illégal (notamment en raison de l’utilisation de robots d’achat) et de (mieux) contrôler la revente de biens et services.
L’une des pistes de réflexion est l’utilisation de la technologie dans une perspective d’autocontrôle : blockchain, contrats intelligents et articulation adéquate pour atteindre l’objectif d’organiser la revente.
En effet, la chaîne de blocs permet une excellente identification numérique qui serait pertinente pour améliorer la première mesure organisationnelle mentionnée[1] tandis que les contrats intelligents coordonnent techniquement les obligations (juridiques et pratiques) autour de la revente[2] telles que l’autorisation préalable du vendeur du marché primaire, la différence de prix ou le type de vendeurs et d’acheteurs.
L’un des enjeux des acteurs juridiques est de ne pas laisser cette problématique de l’encadrement normatif aux seules mains de la pratique ou de la technique, mais plutôt de participer à l’élaboration des standards et des normes régissant le marché secondaire qui peuvent être appliqués automatiquement à la technologie.
[1] Bachman S. et al., “Design and Prototypical Implementation of Blockchain Ticketing”, Communication Systems Group, Department of Informatics, Zürich, Switzerland, 2021, https://owncloud.csg.uzh.ch/index.php/s/RBFy4sJo39ZxrSa
[2] Niya S.et al, “DeTi: A Decentralized Ticketing Management Platform”, Journal of Network and Systems Management, 2022, https://doi.org/10.1007/s10922-022-09675-3
Ce contenu a été mis à jour le 14 décembre 2023 à 11 h 19 min.