Retour sur l’expérience judiciaire en temps de pandémie : quelle technologisation de notre justice ?
Écrit par Jie Zhu – auxiliaire de recherche au Laboratoire de cyberjustice – Été 2020.
L’éclosion mondiale de la COVID-19 a précipité une avalanche sans précédent de mesures d’adaptation dans plusieurs domaines de notre vie, y compris et jusque dans l’enceinte judiciaire. Depuis l’état d’urgence sanitaire proclamé le 13 mars dernier, l’ambiance judiciaire québécoise a été marquée d’un tempo effréné basculant du jour au lendemain d’un accès restreint à la fermeture temporaire des tribunaux, du report des dossiers considérés non urgents à la virtualisation des audiences, de la restructuration de l’organisation judiciaire à une réouverture graduelle des palais qui se doit d’être respectueuse des règles d’hygiène strictes et de la distanciation physique. Au cœur de cette transition a été l’accélération du virage technologique ou, comme l’exposent certains, la mise en évidence du « retard technologique de la justice ».
Certes, l’intégration de la technologie dans notre système judiciaire ne date pas d’hier : pensons notamment aux comparutions et interrogatoires à distance, à la gestion des instances civiles par conférence téléphonique ou encore à la tenue des téléaudiences au sein des tribunaux administratifs. Des plateformes d’ODRAI (online dispute resolution using artificial intelligence), d’initiative privée, faisaient timidement leurs premiers pas au sein des tribunaux en tant qu’un mode alternatif de règlement des conflits, tandis que la preuve électronique nous dévoilait toute sa complexité à travers ses néologismes, présomptions et marques de fabrique.
Selon l’honorable Clément Samson, ce qui distingue l’avant de l’après-COVID-19 au Québec, est bien la dématérialisation des salles d’audience que marque la tenue des procès totalement émancipés des palais de justice. Non seulement les témoins (experts), les parties ainsi que leurs avocats se connectent, chacun de leur côté, à la salle de cour virtuelle à partir de leur domicile, mais les juges et greffiers aussi président de chez eux aux audiences tenues au moyen des outils de téléconférence comme le portail WebRTC et le service Zoom.
S’y ajoute, nous le rappelle M. le bâtonnier, un ensemble de mesures facilitatrices périphériques telles que :
- l’assermentation par des moyens technologiques (20 mars 2020);
- la signification et notification des actes de procédure et avis légaux par un moyen technologique (27 mars 2020);
- le dépôt et la gestion électronique des procédures (15 juin 2020); et
Emporté par les circonstances, c’est comme si l’on assiste à un déplacement de l’ancrage judiciaire jusqu’alors amarré à l’édifice du palais – agrémenté d’ornements technologiques isolés et parcellaires – vers des plateformes virtuelles décentralisées aux contours brumeux s’étendant jusque dans l’infini du nuage informatique. Aussi, cette immersion de l’expérience judiciaire dans la technologie fait rejaillir des éclaboussées de défis, d’incertitudes et de remises en question sur certains de nos acquis, dont :
- la publicité des débats judiciaires et ses différentes modulations virtuelles, tels l’accès sur demande aux instances virtuelles ou l’accessibilité (pleine) des dossiers judiciaires dématérialisés;
- le droit d’un accusé d’être présent physiquement à son procès (durant la présentation de la preuve testimoniale);
- le droit de l’accusé de contre-interroger ses témoins à charge sans entraves importantes et injustifiées, y compris des contraintes technologiques;
- l’indépendance institutionnelle de nos tribunaux, avec l’intermédiation accrue de la technologie dans notre accès à la justice et notre manière de rendre justice;
- la gestion des données confidentielles hébergée sur des serveurs privés et transitant sur des plateformes collaboratives tierces; ainsi que
- les préoccupations croissantes liées aux enjeux de la cybersécurité.
Ce qui distingue l’avant de l’après-COVID-19, c’est aussi l’acceptation des plateformes web comme substituts possibles à certaines audiences judiciaires plutôt qu’un (simple) moyen facilitateur de règlements hors cour. Un procès tenu dans une salle fermée présidée par un décideur impartial est somme tout un moyen – parmi d’autres – de résoudre les conflits et de rendre justice. Que certains conflits dits de basse intensité (p. ex. consommation, troubles de voisinage, commerce électronique) puissent se dénouer plus facilement et naturellement dans un cadre assoupli et informel, se conçoit sans peine. La tradition de nos palais de justice est d’un style roman, d’apparence austère et aux structures rigides. La virtualisation des audiences, pour sa part, se présente comme une ouverture aux contours plus assouplis, mieux à même de gérer les conflits pluralistes qui caractérisent nos sociétés modernes.
À la différence cependant de ces conflits dits de basse intensité, il n’en demeure pas moins que l’enjeu de certains procès reste la tenue d’un procès i-même, en bonne et due forme, dont l’objet principal est moins de résoudre un conflit privé que de sanctionner, au nom de l’ordre public et dans un cadre respectueux des droits de la défense, certains comportements attentatoires aux valeurs morales de notre société. C’est ainsi que le droit criminel compte parmi les domaines les plus rétifs à la virtualisation. La plus grande désinvolture observée chez des accusés comparaissant devant une simple caméra ainsi que des difficultés accrues pour les avocats et le tribunal de maintenir l’ordre dans les salles virtuelles, soulèvent des préoccupations légitimes tant au chapitre du respect des droits de la défense, de l’équité du procès que de la bonne administration de la justice. Des technologies qui se veulent facilitatrices siéent mal à l’austérité des enjeux, et les risques de dérapage en rebutent plusieurs. S’agissant de remettre à neuf la fondation de notre édifice constitutionnel, précaution oblige…
En effet, ce qui restera inchangé de l’avant à l’après-COVID-19, s’avère notre besoin de justice. Plutôt que d’être entièrement encapsulée dans le cadre rigide des (anciens) palais, la justice est aussi un sentiment qui se perçoit au prisme d’une kyrielle de facteurs tant objectifs que subjectifs, dont :
- la nature et l’importance des enjeux;
- l’accès à l’information et à l’aide juridiques;
- la confiance des citoyens dans l’appareil judiciaire;
- les avantages et inconvénients des différents modes de règlement (à l’amiable), dont la judiciarisation des conflits et, depuis peu, la judiciarisation en ligne des conflits.
Beaucoup ont spéculé sur ce qui, parmi les mesures d’adaptation mises en place à la hâte, « survivra » après COVID-19. Tant que la technologie pourra jouer sur un des facteurs facilitateurs de notre justice et de son accès, la rencontre de la justice avec la technologie tissera une alliance féconde et durable.
Ce contenu a été mis à jour le 15 octobre 2020 à 9 h 26 min.