L’étude des sciences, de la technologie et de la société : Quelles contributions dans le domaine du droit ?
Par Aurore Clément Troussel, auxiliaire de recherche au Laboratoire de cyberjustice
Introduction
L’éminent juriste et académicien Christopher Columbus Langdell envisageait déjà au XIXème siècle le droit comme une science qui se doit d’être pragmatique et porteuse de vérité objective. Selon Langdell, les librairies de droit devraient être des laboratoires dans lesquels les juristes apprennent à construire un raisonnement juridique méthodique et rigoureux, à l’instar d’autres scientifiques tels que les chimistes ou les physiciens (1). Ce souhait de Langdell n’était pas un vœu pieux, il visait à élever le droit au niveau des autres sciences qui, depuis le Siècle des Lumières, constituaient le paradigme dominant de la vérité objective (2). Dès lors, en faisant du droit une science, il devenait possible de maintenir et de consolider la place du droit comme institution porteuse de vérité et garante de l’ordre social.
Aujourd’hui, comme le soulignent Cole et Bertenthal, « Beaucoup ont observé que la loi et la science sont probablement les deux institutions productrices de vérité les plus puissantes de nos sociétés contemporaines.» (2). Le rôle important joué par ces deux institutions suscite donc un intérêt particulier et de nombreux chercheurs s’interrogent sur les interactions entre droit et science (2). Ces chercheurs se rattachent à différents mouvements et différentes disciplines, qui vont du droit à l’histoire des sciences, en passant par la sociologie et l’anthropologie du droit. En particulier, les chercheurs appartenant à la mouvance « Droit et société » (Law and Society) qui étudient le droit en tant qu’objet et phénomène social, trouvent leur pendant chez les chercheurs en « Sciences, technologie et société » (Science, Technology and Society, ou Science and Technology Studies, ci-après la « STS ») qui étudient la science et la technologie d’un point de vue sociologique (2). Il convient aussi de mentionner dès à présent l’existence du mouvement « Droit et technologie » (Law and Technology) qui réunit des chercheurs, majoritairement juristes de formation, qui étudient la relation entre le droit et la technologie, en empruntant des méthodes et concepts aux deux mouvements précités. Cette approche sociologique du droit et de la science est originale et relativement nouvelle. Elle tranche notamment avec les préconçus du XIXe siècle et du début du XXe siècle selon lesquels le droit et la science étaient producteurs de vérité objective et, en ce sens, non sujets à des valeurs ou normes sociales crées par les hommes (2).
Dans ce blog, nous allons examiner comment la STS permet d’étudier le droit et les nouvelles technologies et comment il est possible d’utiliser la STS afin d’améliorer les recherches actuelles qui relèvent de mouvements tels que l’étude sociologique du droit et le mouvement Droit et technologie.
La STS a été reconnue comme un domaine à part entière de recherche en 2001 en faisant son entrée dans l’Encyclopédie internationale des sciences sociales et comportementales (International Encyclopedia of Social and Behavioral Sciences) (3). Toutefois, la STS n’est pas encore reconnue comme une discipline au même titre que le droit, la physique, ou la chimie. Ainsi, si dans la plupart des universités américaines il est possible de trouver un programme en STS, rares sont les Universités disposant d’un département STS (2). À cet égard, Cole et Bertenthal soulignent que le statut de la STS varie entre le sujet, le domaine de recherche, l’école de pensée, le mouvement ou la discipline (2). L’acronyme STS recouvre en outre des idées et approches hétérogènes, bien que l’on puisse considérer que ce mouvement renvoie à une approche sociologique et scientifique d’étude des sciences (2). Au-delà, Calo, dans son récent essai The Scale and the Reactor, qui porte sur la STS et le droit, souligne l’incertitude qui persiste encore quant à ce que désigne l’acronyme STS – Science, technology, and society ou Science and technology studies (4). Il est aussi difficile de situer dans le temps le début de la STS : ce mouvement emprunte à d’autres disciplines (p. ex., histoire des sciences, sociologie constructiviste, anthropologie culturelle, etc.) et son origine n’est pas bien déterminée. Cependant, un consensus semble se faire autour de la publication de l’œuvre de Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions en 1962, laquelle marqua un tournant dans la recherche scientifique en étudiant les moyens sociaux de la production de la science (3).
En simplifiant l’histoire du développement et de l’émergence de la STS, celle-ci peut être vue comme la combinaison de deux courants académiques du XXe siècle (3). Le premier courant étudie la nature et les pratiques de la science et des technologies en tant qu’institutions sociales évolutives ayant leurs propres normes, objectifs, structures, pratiques et discours. Le deuxième examine quant à lui l’impact de la science et de la technologie sur la société, et en particulier les risques que celles-ci posent aux droits et valeurs humaines (p. ex., sécurité, paix, vie privée, démocratie, etc.). Ainsi, comme le résume Jasanoff, la STS combine deux axes de recherche, l’un analysant les natures et pratiques de la science et de la technologie – approche internaliste qui explore le processus social sous-jacent à la technologie – l’autre analysant la relation entre la science, la technologie, et la société – approche externaliste qui explore l’interaction entre technologie et société – (3).
Le début du XXIe siècle voit émerger un mouvement STS fort et consolidé qui résulte d’années de recherches oscillantes autour de la science et de la technologie en tant que phénomène social. Désormais, le mouvement STS se définit donc comme l’étude de la science et de la technologie comme un fait social. La STS vise à mobiliser des disciplines variées, telles que l’histoire, la sociologie, l’anthropologie et la philosophie, afin de comprendre comment la science et la technologie sont développées, par qui, pour quoi, et quelles sont les conséquences de leur développement (4). Un concept particulièrement important pour la STS est celui de « système techno-social » (techno-social system). Ce concept permet l’étude approfondie de contextes spécifiques puisqu’il permet d’interroger comment la science et la technologie forment, et sont formées par, les sociétés et les cultures dans lesquelles elles existent (4). Les sujets de recherches de la STS et ses outils conceptuels font de cette discipline une matière particulièrement intéressante et actuelle puisque les risques posés par la technologie à la société se sont hissés au rang de préoccupation majeure du XXIème siècle.
Selon Calo, bien que la STS soit désormais un domaine d’étude mature, celle-ci n’est pas encore suffisamment reconnue et/ou utilisée dans les autres disciplines, et notamment en droit. Ainsi, la plupart des chercheurs du mouvement Droit et technologie n’utilisent pas la STS (4). Au-delà, il semble que des chercheurs qui étudient la technologie sous l’angle du droit utilisent des outils conceptuels et des méthodes relevant des STS sans en avoir conscience. Ce phénomène est suffisamment répandu pour que Bennett Moses l’appelle : « La voie manquée de Droit et technologie. » (4).
Cette méconnaissance de la STS de la part des chercheurs du mouvement Droit et technologie ou, plus globalement, de chercheurs étudiant les technologies par le prisme du droit, est regrettable selon Calo. En effet, il aurait été logique que les chercheurs de Droit et technologie puisent dans la STS pour alimenter leurs recherches et nourrir leur réflexion, mais tel n’est pas le cas (4). Selon Calo, ce manque de familiarité des chercheurs en droit avec la STS limite la portée de la recherche en droit car elle ne permet aux juristes d’appréhender la technologie avec nuance et en faisant preuve de pragmatisme.
En écho au récent essai écrit par Calo, The Scale and the Reactor, ce blog présente les principales contributions apportées par la STS dans le domaine du droit (i); les recherches en droit pour lesquelles la STS est pertinente (ii); et donne des exemples concrets d’interaction entre la STS et la recherche en droit (iii).
1. L’étude des STS : contributions dans le domaine du droit.
La STS a apporté des éclairages importants sur comment se créer et fonctionne la technologie, éclairages qu’il conviendrait d’utiliser dans le domaine du droit en lien avec les nouvelles technologies. Des concepts phares de la STS sont particulièrement importants d’un point de vue juridique. Par exemple, le concept de « déterminisme technologique » (technological determinism), selon lequel la technologie se développe et se déploie dans la société d’une manière prévisible (4), a fait l’objet de nombreuses études en STS. Ces études sont particulièrement utiles pour éclairer la réglementation des nouvelles technologies en ce qu’elles permettent de mieux anticiper l’évolution des technologies. De même, les concepts d’« autonomie technologique » (c.-à-d., capacité des technologies à influencer culturellement et socialement sans intervention humaine) ou d’ « essentialisme technologique » (c.-à-d., caractéristiques particulières d’une technologie qui permet de la distinguer d’autres technologies ou d’autres faits sociaux) sont des outils utiles pour réfléchir aux nouvelles technologies d’un point de vue juridique (4).
Au-delà des concepts de la STS, des théories fondatrices de la STS ont un impact majeur sur l’étude sociologique du droit et de la régulation. À cet égard, selon Cole et Bertenthal, « les STS ont trouvé le droit avant que les études socio-légales ne trouvent les STS » (2). Une découverte fondamentale de la STS consiste notamment à reconnaitre le pouvoir normatif de la science, de la technologie, et de ses artefacts. Cohen résume ainsi: « L’idée selon laquelle les artefacts technologiques contraignent (régulent) les comportements est très vieille dans les STS, et la littérature STS regorge de références subtiles à cette idée.» (5). Or, cette même idée, n’apparaîtra dans la littérature juridique que tardivement, et notamment grâce aux travaux de chercheurs appartenant au mouvement Droit et technologie. Cette temporalité conduira Calo à conclure que le « droit du cyberespace a mis des décennies à arriver là où les STS ont commencées. » L’idée selon laquelle les choix technologiques influencent les comportements humains est particulièrement intéressante du point de vue de la régulation de (et par) la technologie. Cette idée est d’ailleurs restée au cœur du mouvement STS et des préoccupations des chercheurs de Droit et technologie, comme l’illustre le célèbre article de Winner Do artifacts have politics?.(6)
D’autres théories importantes de la STS sont intéressantes pour le domaine du droit, et notamment les théories critiques qui examinent la nature politique de la technologie à travers le prisme de l’identité et du pouvoir (3). Ainsi, les chercheurs appartenant à la mouvance critique des STS découvrent les asymétries de pouvoir (p. ex., liées au genre, à la race ou à la classe sociale) que contiennent ou génèrent les nouvelles technologies, et ses travaux sont utiles pour mettre en place une régulation adéquate. Comme le souligne Noble, plus la dimension politique (et, parfois oppressive) de la technologie est transparente, plus les régulateurs seront capables d’intervenir (7). Le travail de Noble a par exemple permis d’identifier comment les moteurs de recherche renforcent le racisme (7). D’autres travaux importants de la STS ont aussi étudié le lien entre la science et d’autres institutions telles que la politique, le droit, ou la religion. Ainsi, certains travaux ont montré comment le droit a pu donner de la légitimité à certaines technologies (p. ex., ADN dans le cadre de procédure pénale) et en discréditer d’autres (3). Là encore, ces travaux sont intéressants pour les juristes en ce qu’ils mettent à jour l’influence du droit sur la technologie, et inversement.
Enfin, la STS offre aussi des approches et outils méthodologiques particulièrement utiles aux chercheurs qui étudient les technologies sous l’angle du droit. Certains de ces outils méthodologiques et d’analyses seront mentionnés dans la section 3, toutefois l’on peut d’ores et déjà souligner que le recours à des études de cas, qui caractérise la STS, est de plus en plus fréquent dans les études socio-légales de la technologie.
La STS a donc le potentiel de contribuer considérablement à enrichir la recherche en droit. Toutefois, comme le souligne Calo, importer la STS dans son intégralité pour l’appliquer à la recherche socio-légale serait une erreur et pourrait même porter atteinte à la recherche en droit dans son ensemble (4). En effet, bien que Calo estime qu’il est nécessaire, pour les chercheurs en droit et technologie, d’adopter certains concepts et méthodologie de la STS, il souligne deux limites majeures de la STS pour le droit (4).
D’abord, la recherche en droit se caractérise par une familiarité avec la prescription : beaucoup de recherches en droit contiennent des prescriptions, et ces prescriptions font d’ailleurs, dans une certaine mesure, la valeur de la recherche en droit. Ainsi, souvent les études en droit permettent de dégager des solutions concrètes au problème identifié en proposant des réformes légales ou en proposant de changer la technologie (4). Cette propension des chercheurs en droit à émettre des prescriptions est d’ailleurs en ligne avec l’objectif de la recherche en droit qui consiste à déterminer ce dont la justice a besoin plutôt qu’à décrire les caractéristiques spécifiques d’un système juridique (8). Dès lors, et en ce sens, Calo considère que les chercheurs en droit ne devraient pas adopter cette tendance qu’à la STS à se cantonner à la description objective d’un phénomène social sans se risquer à émettre des prescriptions afin de changer le phénomène étudié (4).
Ensuite, la recherche en droit est particulièrement utile pour comprendre les mécaniques et leviers de pouvoir, et celle-ci est reconnue pour son pragmatisme. Ainsi, Calo regrette que la STS, quand elle révèle que le droit protège ou légitime des asymétries de pouvoir, ne développe pas un argumentaire prescriptif qui permettrait de faciliter une intervention étatique (4). À cet égard, la recherche en droit pourrait utilement compléter les travaux en STS en tirant des conclusions (et prescriptions) légales à partir des constats faits par les chercheurs en STS. Une telle interaction entre la STS et la recherche en droit permettrait notamment d’éviter deux écueils en matière de régulation de la technologie : le premier consistant à réglementer trop tôt une technologie naissante, de sorte que cette technologie ne pourra se développer et déployer ses potentiels effets bénéfiques pour la société, le second consistant à réglementer trop tard une technologie, de sorte que cette technologie a déjà eu des effets néfastes pour la société tout en s’imposant comme une technologie incontournable et donc difficile à réglementer (4).
Il semble donc que la STS et la recherche en droit soient vouées à se compléter l’une et l’autre et à interagir dans une synergie fructueuse. Ce potentiel de la STS et du droit est identifié par Latour selon qui la STS devrait adopter une « attitude obstinément réaliste », laquelle caractérise la recherche en droit qui, selon Cohen, possède un « pragmatisme implacable ».[1] À cet égard, Winner appelle de ses vœux une telle interaction entre la STS et le droit, en soulignant que c’est grâce au pragmatisme juridique et au caractère prescriptif de la recherche en droit qu’il sera possible de réorienter la technologie vers des principes démocratiques et valeurs humaines protégées par le droit (9).
2. Les courants de recherche en droit qui font écho à la STS : études socio juridiques et Droit et technologie.
Comme la section précédente le suggère, les chercheurs en droit devraient mobiliser la STS pour mieux comprendre et appréhender la technologie en tant que fait social. Toutefois, de nombreux chercheurs en droit intéressés par la science et la technologie ont déjà développé leurs propres recherches et créé des mouvements alternatifs.
Plusieurs courants de recherche en droit sont proches de la STS en ce qu’ils étudient les mêmes objets et phénomènes ou parce qu’ils adoptent les mêmes outils conceptuels et méthodologiques. Ceci est notamment le cas des études socio-légales (Socio-legal Studies, ci-après les SLS) et du courant Droit et société (Law and Society) qui recouvrent un vaste champ de recherche consistant à étudier le droit en tant que fait social. Ainsi, les SLS examinent la pratique du droit et analysent ses impacts sociaux, économiques et culturels tout en replaçant le droit dans le contexte où il se trouve. Le parallèle avec la STS se fait assez aisément puisque la démarche des chercheurs en SLS consiste elle aussi à aller au-delà de la science juridique telle qu’elle apparaît dans les livres (law in the books) pour analyser le « droit en action » (law-in-action) et en interaction avec la société (10). Une idée intéressante développée par les SLS est que la règle de la technologie pourrait venir remplacer la règle de droit et, à cet égard, amoindrir le rôle moral joué par les sociétés humaines dans la production du droit (11). Ce type d’analyse de la technologie en lien avec la société et le droit entre parfaitement dans le champ de recherche de la STS. En outre, plusieurs travaux relevant des SLS ont montré que le droit est parfois inefficace en matière de nouvelles technologies parce qu’il est souvent en retard par rapport à l’innovation technologique. Ces travaux ont notamment permis de réfléchir à plusieurs solutions telles que l’adoption de loi « technologiquement neutre », ou l’incorporation du savoir scientifique dans la loi (10). Ces travaux font échos à d’autres travaux de la STS et viennent proposer des solutions juridiques concrètes à des problèmes identifiés en STS. De plus, les SLS ont investigué des questions importantes pour le développement de la technologie et son déploiement dans nos sociétés, par exemple en analysant l’impact de la reconnaissance juridique d’une technologie, ou en identifiant la dimension politique de la réglementation des technologies risquées. Les SLS ont par exemple permis de révéler comment les émotions ont influencé la réglementation des risques liés à la technologie et à la science, et ces travaux permettent de mieux comprendre comment le droit joue un rôle d’ordonnateur social et de protection des individus face à la technologie (10).
Ces quelques exemples montrent que les SLS et la STS partagent des préoccupations communes, tout en ayant des approches différentes, et notamment parce que les SLS prescrivent des solutions afin de remédier aux problèmes sociaux qu’elles identifient. En outre, comme souligné par Cole et Bertenthal, les SLS mobilisent des outils de la STS afin d’analyser la technologie comme un fait social. Par exemple, la théorie de l’acteur et du réseau (actor-network theory), qui est une approche populaire en STS, est utilisée par des chercheurs en SLS depuis les années 1990 (2). Ainsi, il semble que les interactions entre SLS et STS soient fructueuses et contribuent à une meilleure appréhension des technologies par le droit.
Un autre courant de recherche en droit particulièrement proche de la STS est le mouvement Droit et technologie qui étudie la naissance du droit informatique (cyberlaw) et la relation entre droit et technologie. Les auteurs majeurs de ce courant, tels que Winner, Latour et Lessig, ont vite perçu le potentiel du code informatique à modifier le droit écrit et à transformer la réglementation et la société dans leur ensemble. Ainsi, Lessig envisageait, dès les années 1990, le fait qu’internet puisse permettre un contrôle plus étroit des populations en identifiant le pouvoir normatif du code informatique et sa capacité à influencer le comportement des individus (12). D’autres travaux plus récents, tels que ceux de Zittrain, évoquent eux aussi la possibilité d’une société gouvernée par la technologie et d’une « application parfaite » du droit (perfect enforcement) où les règles de droit seraient appliquées automatiquement grâce à des algorithmes (13). Nous pouvons aussi évoquer les travaux de Wu qui examine le rôle des ingénieurs informatiques dans la création du droit algorithmique (14) et de Grimmelman qui analysent le code informatique comme une modalité de régulation à part entière (15). Ces exemples illustrent l’intérêt croissant des chercheurs en droit pour la technologie, et les intérêts communs qu’ont le mouvement Droit et technologie et la STS. Toutefois, Calo regrette que les chercheurs en droit n’aient pas assez utilisés les concepts et théories de la STS, ce qui aurait pu, selon l’auteur, enrichir la recherche en Droit et technologie, voire aurait pu éviter à certains chercheurs de commettre des erreurs d’appréciation quant aux technologies analysées ou à leurs fonctionnements (10).
Bien que les mouvements précités n’interagissent pas pleinement avec la STS, et que ces mouvements semblent encore cloisonnés, des travaux intéressants combinent la STS et la recherche en droit et permettent d’envisager une future imbrication entre ces disciplines.
3. La STS et la recherche en droit : exemples entre interactions et analogies.
Cole et Bertenthal, en analysant les relations entre la STS et la recherche en droit, estiment que ces deux disciplines dialoguent entre elles sur le mode de l’interaction ou de l’analogie (2). Cette section utilise cette dichotomie afin de donner quelques exemples de combinaison entre la STS et le droit.
Parfois, les chercheurs en droit utilisent la STS sur un mode interactif, c’est-à-dire qu’ils étudient un domaine où il y a une interaction entre le droit et la science (2). De plus en plus de domaines juridiques voient d’ailleurs la science apparaître comme un élément constitutif à la prise de décision (p. ex., santé, innovation, environnement, etc.). Dans de telles circonstances, nombreux sont les chercheurs en droit à se tourner vers la STS afin de mieux comprendre la science ou la technologie qu’ils étudient (2). C’est par exemple le cas de Leta Jones qui a utilisé le concept d’exception technologique pour étudier l’impact de la technologie sur le droit et sa pratique (16). Dans son travail, Leta Jones analyse notamment comment des inventions telles que les appareils photo, les ordinateurs, et les drones ont impacté le droit et modifié des législations (16). Il est aussi intéressant de mentionner le travail de Cohen qui utilise des analyses issues de la STS pour mettre à jour les relations de pouvoirs qui existent entre les individus, les réseaux et les artefacts afin de proposer une régulation adaptée de la technologie. Aussi, en se référant à la STS, Cohen estime que l’idée de réglementer par le code (regulation by code) est simpliste, et elle nuance cette proposition en expliquant qu’il est possible d’infuser la réglementation dans les artefacts et pratiques quotidiennes grâce à la technologie (17). En outre, l’interaction entre STS et droit se fait aussi dans la pratique même du droit, par exemple en matière de propriété intellectuelle où les juristes utilisent la STS pour mieux appréhender le processus de création, ou en matière criminelle où les preuves et expertises scientifiques (p. ex., profilage ADN, expertise médicale, etc.) font l’objet de controverses que les juristes se doivent de comprendre (17).
Au-delà de l’interaction entre le droit et la science, un phénomène important se reflète dans la littérature STS et apparentée : celui de la co-production entre droit et science. Comme souligné par Faulkner, la science peut à la fois être perçue comme l’objet de la loi et comme un moyen de créer une nouvelle loi ou de modifier des lois (10). Ainsi, Faulkner prend l’exemple des prélèvements ADN qui, d’un côté, ont été reconnus comme preuve légale et, de l’autre, ont renforcé la légitimité du droit dans sa capacité à condamner un individu grâce à la production de vérité objective (10). Dès lors, les pouvoirs normatifs technologique et juridique se coproduisent et sont interdépendants. Comme résumé par Cole et Bertenthal, il serait inutile d’analyser d’un côté comment le droit influence la connaissance scientifique, et de l’autre, comment la connaissance scientifique influence le droit, puisque les deux se coproduisent l’un et l’autre (2). La notion de co-production entre droit et science est aussi intéressante à utiliser eu égard à la régulation. Un récent exemple pourrait être celui de la gestion de la pandémie de COVID-19 qui consiste en une combinaison de connaissances scientifiques et de droit.
La STS et le droit fonctionnent aussi sur le mode de l’analogie. L’analogie, selon Cole et Bertenthal, renvoie aux cas dans lesquels les chercheurs en droit souhaitent étudier le droit comme un phénomène social, sans interaction explicite avec la science (2). Dans de telles circonstances, les chercheurs utilisent la STS puisque celle-ci propose une boîte à outils en sciences sociales qui s’avère utile. Aussi, parce qu’il est possible de faire l’analogie entre le droit et la science en tant qu’institutions productrices de vérité, l’utilisation des outils et concepts de la STS dans le domaine juridique est pertinente (2). En effet, l’analogie entre sciences est droit est fréquente : comme l’a souligné Jasanoff, le droit et la science sont « les deux institutions qui, peut-être plus que n’importe quelles autres, sont responsables du maintien de l’ordre et de protéger contre le désordre, dans nos sociétés contemporaines. » (16). Ainsi, dans l’approche par analogie, la STS et le droit utilisent les mêmes outils pour étudier sociologiquement des objets différents.
Parmi ces outils, la théorie de l’acteur et du réseau – selon laquelle tout ce qui existe n’existe qu’en relation avec la société et qu’à travers les relations avec les autres objets ou acteurs –, est fréquemment importée de la STS vers les recherches socio-légales (2). Aussi, plusieurs chercheurs en droit qui considèrent le droit comme une science utilisent les outils d’analyse de la STS pour conduire leurs recherches et examiner le droit. Tel est le cas de la notion de « matérialité » selon laquelle les objets doivent être analysés et définis en fonction de leur relation avec la société. En utilisant cette notion, les chercheurs en droit étudient comment le droit influence la société et comment la société influence le droit (2).
Un autre exemple d’outil intellectuel partagé entre la STS et le droit est le travail de Foucault sur le pouvoir disciplinaire, le discours et la gouvernementalité. Ainsi, la STS et les recherches en droit ont mobilisé le travail de Foucault pour étudier la régulation en lien avec la science et le droit (10). Le travail de Foucault s’applique par exemple particulièrement bien à l’étude des outils technologiques de surveillance (p. ex., caméras, radars, etc.) ainsi qu’aux nouvelles formes de pouvoir qui se caractérisent par des réseaux centralisés autour d’acteurs puissants (10).
Enfin, un domaine de recherche où la science et le droit se rejoignent particulièrement est celui concernant le pouvoir normatif de la technologie. À cet égard, la littérature de la STS reflète un intérêt croissant pour l’étude de l’impact de la technologie sur les droits des individus et les valeurs démocratiques, empruntant ainsi à la recherche en droit des grilles d’analyses qui mettent à jour les risques sociojuridiques posés par la technologie (3). Dans l’autre sens, des chercheurs en droit sont aussi de plus en plus préoccupés par le pouvoir normatif de la technologie et utilisent eux aussi des outils issus de la STS pour analyser la technologie. À cet égard, l’on peut citer le travail de Hildebrandt qui, grâce à une analyse approfondie de l’impact de la numérisation sur le droit en tant que fait social, a souligné l’émergence d’une « onlife » qui se situe entre le monde physique et le monde numérique, et qui justifie l’incorporation des principes de l’état de droit dans les systèmes et artefact informatiques (19).
Conclusion
En présentant les
synergies entre la STS et la recherche en droit, cet article a pour but de
montrer comment, grâce à une approche pluridisciplinaire, des découvertes
essentielles pour la science et le droit ont eu lieu et pourront avoir lieu.
Bien que les délimitations entre les disciplines que sont la STS, les SLS, et
le mouvement Droit et technologie ne soient ni bien définies, ni figées, il
semble que ces disciplines restent relativement cloisonnées tandis que
l’appréhension de la technologie par le droit devient urgente et nécessaire.
Plusieurs auteurs appellent donc à un décloisonnement de ces disciplines (à
l’instar de Calo), lequel offrirait aux chercheurs une panoplie d’outils
conceptuels et méthodologiques utiles à l’analyse de la technologie par le
prisme du droit. Ainsi, des chercheurs s’interrogent sur la relation entre STS
et droit : doit-on considérer le mouvement Droit et technologie comme une
branche de la STS ? (4) Doit-on créer une nouvelle discipline qui pourrait
s’appeler « Études sociales du droit » ? (2) Ou doit-on conserver ces
mouvements dans leurs appellations actuelles ? (2) Quelle que soit la réponse,
il semble que les interactions entre la STS et le droit augmentent
quantitativement et qualitativement, et ceci est de bon augure eu égard au rôle
majeur et croissant joué par la technologie dans nos sociétés.
[1] Voir Why has Critique Run out of Steam? From Matters of Fact to Matters of Concern, Bruno Latour, 30 CRIT. INQ. 225, 231(2004) et Configuring the networked self: Law, Code, and the play of everyday, Julie E. Cohen, Yale University Press, 2012 cités dans The scale and the reactor, Ryan Calo, 2022, en ligne https://ssrn.com/abstract=4079851
Bibliographie
(1) The Proliferation of Case Method Teaching in American Law Schools: Mr. Langdell’s Emblematic “Abomination,” 1890-1915. Bruce A. Kimball, History of Education Quarterly, Vol. 46, No 2, Summer 2006.
(2) Science, Technology, Society, and Law, Cole, Simon A Bertenthal, Alyse, Annual Review of Law and Social Science, 13(1) 2017 https://escholarship.org/content/qt8fg9w5h1/qt8fg9w5h1.pdf
(3) A Field of Its Own: The Emergence of Science and Technology Studies, Jasanoff Sheila, in The Oxford Handbook of Interdisciplinarity, 173 (Robert Frodeman ed., Oxford University Press 2ed. 2017).
(4) The scale and the reactor, Ryan Calo, 2022, en ligne https://ssrn.com/abstract=4079851
(5) Cyberspace As/And Space, Julie E. Cohen, 107 COLUM. L. REV. 210, 250 (2007).
(6) Do Artifacts Have Politics? Langdon Winner, Deadalus Vol. 109, no 1, Modern Technology: Problem or Opportunity? Dec. 1980, MIT Press.
(7) Algorithms of oppression : How search engines reinforce racism, Sfiya Umoja Noble, NYU Press, 2018
(8) The Ethics of Normative Legal Scholarship, Robin West, 101 MARQ. L. REV. 981 (2018)
(9) Upon Opening the Black Box and Finding it Empty: Social Constructivism and the Philosophy of Technology, Langdon Winner, 18 SCI., TECH. & HUM. VALUES 362, 376 (Summer 1992).
(10) Introduction: Material Worlds: Intersections of Law, Science, Technology, and Society. Alex Faulkner, Bettina Lange and Christopher Lawless, Journal of Law and Society Vol. 39, No. 1,, Mar. 2012.
(11) Regulating Technologies: Tools, Targets and Thematics’, R. Brownsword and K. Yeung, in Regulating Technologies, eds. R. Brownsword and K. Yeung (2008)
(12) Code and other laws of the cyberspace, Lawrence Lessig. Basic Books 1999.
(13) The future of Internet – and how to stop it, Jonathan zittrain, Yale University Press, 2008.
(14) When code isn’t law, Tim Wu, 89, VA Law review, 2003.
(15) Regulation by software, James Grimmelman, 114 Yale law Journal, 2005.
(16) Does technology drive law? The dilemma of technological exceptionalism in cyberlaw. Meg Leta Jones, Journal of Law, technology, and policy, 2018.
(17) Configuring the networked self: Law, code, and the play of everyday, Julie E. Cohen, Yale Unviersity Press, 2012
(18) Making Order: Law and Science in Action, S. Jasanoff, in The Handbook of Science and Technology Studies, eds. E.J. Hackett et al. (2007, 3rd edn.) 76
(19) Smart technologies and the end(s) of law, Mireille Hildebrandt, Edward Elgard, 2015.
Ce contenu a été mis à jour le 21 février 2023 à 11 h 39 min.