La cyberjustice : le remède à une justice en quarantaine ?
Écrit par Karima Smouk, candidate au doctorat et coordonnatrice de la Chaire LexUM en information juridique.
À l’heure où la société entière est confrontée à une situation exceptionnelle qui la place dans un coma fonctionnel global, le temps semble parfaitement opportun à une évaluation des grands pans d’un système mal au point. C’est en effet dans des temps difficiles et éprouvants que les maux de notre société émergent davantage et qu’un diagnostic s’impose, et ce cette fois, sans réticence.
La pandémie de la COVID-19 aura pour effet de plonger des nations entières dans une confusion sans précédent au 21ème siècle. Alors que les mesures gouvernementales au Québec et au Canada encouragent fortement le confinement pour ralentir la propagation du virus, fermant établissements scolaires et certains lieux publics et commerces non essentiels, la crise confronte le milieu judiciaire à une situation bien particulière et tout aussi alarmante.
La presse québécoise s’est empressée de relayer la cohue humaine qui sévissait dans les palais de justice alors que l’état d’urgence sanitaire avait été déclaré. La Presse titrait le 16 mars dernier Des «engorgements» à prévoir dans le système de justice, selon un juge , soulignant que :
[L]undi au palais de justice de Montréal, c’était « business as usual », selon la criminaliste Me Audrey Amzallag. « Je n’ai pas vu de changements. Je n’en ai pas vu », déplore-t-elle. En effet, le palais de justice fourmillait comme un jour normal d’été lundi, malgré la décision du ministère de la Justice de suspendre toutes les activités judiciaires régulières et d’imposer le quasi-huis clos. Seules les audiences urgentes comme les comparutions et les enquêtes sur remise en liberté peuvent avoir lieu.
[sur ce sujet, lire aussi l’analyse publiée dans le journal Le Monde]
Tandis que les institutions judiciaires ferment les unes après les autres leurs portes et que le monde judiciaire tente de s’adapter tant bien que mal à la situation, notamment en suspendant les délais de prescription en matière civile ou encore en imposant le dépôt de document par courriel, la question se pose malgré tout : comment un système judiciaire préalablement affaibli par les coûts et les délais peut répondre à la crise actuelle et en sortir renforcé ?
Une partie de la réponse se trouve sans doute dans les travaux menés par le Laboratoire de cyberjustice depuis 10 ans déjà : la cyberjustice. Mais qu’est-ce la cyberjustice ? Le Laboratoire de cyberjustice vient de publier A Tale of Cyberjustice, un ouvrage qui retrace le projet Vers une cyberjustice, dans lequel on explique que :
Au-delà d’un simple concept, la cyberjustice est d’abord et avant tout une idée unique. Il s’agit d’une idée avant-gardiste selon laquelle le système de justice, tel qu’il a été conceptualisé il y a des siècles, est arrivé à un tournant décisif où il doit choisir entre se moderniser ou se momifier. Dans sa forme actuelle, le système judiciaire souffre d’un grave manque d’efficacité qui entraîne souvent des coûts extrêmes et de longs délais. Ces inconvénients (…) peuvent souvent être atténués à l’aide d’outils technologiques…
La technologie peut néanmoins faire davantage que permettre la numérisation des processus, une plus grande efficience grâce à l’automatisation ou la mise en réseau des acteurs (ce que nous désignons comme le premier âge de la cyberjustice). Elle peut également être utilisée pour optimiser et remodeler le système de justice selon des méthodes qui semblaient inconcevables auparavant – pour créer de nouveaux modèles procéduraux. Ainsi, bien que le terme « cyberjustice » soit axé sur la technologie, il ne s’agit pas seulement de l’intégration de la technologie dans le système de justice. En effet, la cyberjustice c’est aussi redéfinir l’idée même de la justice et découvrir comment elle peut et doit être offerte dans notre société moderne.
Cyberjustice Laboratory, A Tale of Cyberjustice, p.19. Disponible en anglais seulement en ligne : https://www.cyberjustice.ca/actualites/2020/03/04/a-tale-of-cyberjustice-a-modern-approach-to-technology-in-the-canadian-justice-system/
Dans ce contexte où la justice est confrontée à un ralentissement supplémentaire, la cyberjustice apporte une solution technologique à des processus qui conduisent à un engorgement pourtant évitable. Mais comment ?
L’hypothèse principale et le point de départ étaient que l’accès à la justice pourrait être amélioré par l’utilisation concrète d’outils technologiques tels que le dépôt électronique, les services de greffe électronique ou encore la gestion d’un système sans papier, et enfin, la gestion technologique de la salle d’audience, qui inclut l’utilisation de la vidéoconférence dans le cas des témoignages à distance. 2
La cyberjustice, c’est donc un mode de pensée qui favorise l’intégration de la technologie et encourage la dématérialisation de processus qui n’ont plus lieu d’être physiques : le dépôt de document, l’ouverture de dossier judiciaire, les échanges avant, pendant et après audience, même le procès lui-même peut désormais se faire efficacement à distance dans certains cas. Par exemple, le Laboratoire a développé la plateforme PARLe qui permet le règlement de litiges en ligne qui est déployée dans le cadre du projet avec l’Office de la protection du consommateur du Québec depuis novembre 2016. Le Laboratoire a également livré la première plateforme d’adjudication en ligne en matière de conflits de copropriété en Ontario, le Tribunal de l’autorité du secteur des condominiums de l’Ontario.
Bien qu’il soit encore utopique, ni même souhaitable, d’envisager une justice entièrement numérique qui privilégie la distance et les moyens technologiques, la cyberjustice est bel et bien une solution existante dans ce contexte inédit qui aurait bénéficié sans nul doute du dépôt électronique, de la gestion d’audience virtuelle, etc. pour éviter l’aggravation actuelle.
Le temps se prête donc à une appréciation du système de justice, certes imposée par un contexte malheureux, mais dont il faut tirer un avantage concret pour remédier entre autres « au phénomène de « décrochage judiciaire » se caractérisant par des besoins juridiques qui ne sont pas pris en compte par les praticiens du droit ou l’institution de justice, souvent compte tenu des contraintes liées aux délais et aux coûts. Mais pas uniquement. La qualité des solutions proposées par l’institution de justice est également en jeu. » 3
Cette pandémie défie en profondeur notre société et remet en cause beaucoup de choses qui la caractérisent. Pour autant, c’est l’occasion de s’interroger sur ses dysfonctionnements et sur les remèdes à ces derniers, et ce d’autant que de nombreux outils existent déjà. Et dans le contexte judiciaire, la cyberjustice en est sans doute un.
1 Karim Benyekhlef, « Introduction », dans Karim Benyekhlef, Jane Bailey et Jacquelyn Burkell (dir.), eAccess to justice, coll. Law, technology and media, Ottawa, University of Ottawa Press, 2016 p.3. Disponible en ligne: https://press.uottawa.ca/eaccess-to-justice.html
2 Jean-François Roberge, « Le sentiment d’accès à la justice », dans Catherine RÉGIS, Karim BENYEKHLEF, Daniel M. WEINSTOCK et Georges AZZARIA (dir.), Sauvons la justice! 39 propositions pour agir, Montréal, Québec, Del Busso éditeur, 2017, p. 149.
Ce contenu a été mis à jour le 9 juin 2020 à 13 h 31 min.