Karim Benyekhlef intervient dans Le Devoir | Intelligence artificielle: déclaré coupable par un logiciel?

En Colombie-Britannique, on peut régler un conflit de clôture avec son voisin, résoudre une dispute avec son employeur ou même poursuivre sa municipalité pour une fracture causée par un trottoir mal déglacé en s’adressant à un tribunal virtuel.

 

Tout cela grâce à un premier « tribunal en ligne ». Ces nouveaux espaces de la justice 4,0, gérés par logiciels, fonctionnent sans avocats, parfois même sans juge et sans salle de cour ! Et surtout… sans frais pour les justiciables.

 

La Colombie-Britannique et l’Ontario ont adopté ces nouveaux outils juridiques grâce à de savants logiciels dotés d’intelligence artificielle (IA) mis au point au Québec. Fini les petites créances, la justice de tous les jours, hautement prédictive, est maintenant rendue avec le concours de mégaoctets sans robe noire.

 

« La majorité des problèmes qui pourrissent la vie des gens engorgent le système de justice, mais ne méritent pas d’être traités par de grands juges. Le recours aux algorithmes pourrait permettre d’accélérer l’accès à la justice et de libérer les juges pour des procès complexes », affirme Karim Benyekhlef, directeur du Laboratoire de cyberjustice de l’Université de Montréal, qui a développé le logiciel utilisé en Colombie-Britannique.

 

En un an, ce tribunal nouveau genre a reçu plus de 746 demandes liées à des conflits de copropriété et 1684 demandes relevant des petites créances, affirme Shannon Salter, présidente de ce cybertribunal. Autant de dossiers qui n’iront pas engorger les cours de justice déjà débordées.

Il n’y a même plus de salle d’audience. Si les parties tiennent à se rencontrer, elles doivent louer une salle.

Karim Benyekhlef, directeur du Laboratoire de cyberjustice de l’Université de Montréal

Tribunal virtuel en Ontario

 

L’Ontario a aussi emboîté le pas. Depuis le 1er novembre, tous les conflits liés à la copropriété peuvent être résolus en ligne grâce au CAP, ou Condo Autority Tribunal. En analysant les faits, un algorithme propose une solution et, au besoin, des médiateurs interviennent en ligne. En cas de mésentente, un adjudicateur tranche… en ligne. « Il n’y a même plus de salle d’audience. Si les parties tiennent à se rencontrer, elles doivent louer une salle », soutient Me Benyekhlef. Aux Pays-Bas, on a créé ce genre d’« instance » en ligne pour négocier un divorce, régler le partage des biens et la garde des enfants. « Cela peut permettre de se dissocier de toute l’émotivité qui entoure souvent ce genre de procès. Malheureusement, le projet a été suspendu faute de budgets », explique Me Benyekhlef.

 

Turbulences en vue

 

Ce virage, rendu possible par l’avancée des technologies, annonce de fortes turbulences dans la profession juridique. Selon cet expert en cyberjustice, toute la pratique du droit reliée aux contrats types, notamment aux contrats de mariage, de divorce, d’hypothèque, de copropriété et d’autres litiges civils peu complexes qui font le pain et le beurre de bien des avocats et notaires, est appelée, à terme, à disparaître.

 

« Il restera le haut du panier, les causes où l’arbitrage et la clairvoyance d’avocats et de juges seront essentiels pour juger, par exemple, la crédibilité d’un témoin, pour interpréter de nouvelles lois ou pour évaluer la capacité mentale d’un accusé à subir son procès », soutient l’expert en cyberjustice.

 

Justice prédictive

 

Aux États-Unis, l’usage de logiciels capables d’apprentissage profond a déjà cours dans plusieurs grands bureaux d’avocats, qui se délestent des avocats débutants à qui étaient confiées les tâches de recherche préalables au procès. Des logiciels prédictifs, capables d’analyser des masses de données, sont aussi utilisés dans certains États pour évaluer les risques pour la société de libérer ou non un accusé en attente de son procès. Le juge a le dernier mot, mais le verdict posé par les algorithmes influence souvent les décisions judiciaires. Ces outils ont d’ailleurs soulevé tout un tollé quand un organisme a révélé que les logiciels contenaient des biais défavorables aux personnes noires.

 

Grâce à la puissance de l’IA, des sociétés américaines commencent à commercialiser des outils de justice prédictive capables de dire, à la lumière des faits présentés et de la jurisprudence, non seulement les chances de remporter son procès, mais aussi quels sont les États et les juges les plus susceptibles de donner raison au plaignant. « Ces compagnies vont même jusqu’à prendre sous leur aile les frais du procès et se paient en fonction du pourcentage des dommages versés à leur client », explique Me Benyekhlef.

 

Ces scénarios, tout droit sortis de la science-fiction, soulèvent à raison des craintes. Justice peut-elle être rendue par un robot ? « Tout réside dans la façon de programmer ces logiciels. Je crois que la teneur des algorithmes de justice devrait être rendue publique. Comme des médicaments, ces logiciels devraient pouvoir être étudiés et testés par des autorités publiques avant d’être utilisés », insiste Me Benyekhlef.

 

À son avis, ce virage majeur n’est pas que négatif pour les avocats, « qui pourront aussi en tirer parti pour améliorer leurs analyses ». Quant au grand public, cette nouvelle donne pourrait se traduire par un accès accéléré à la justice, souvent réservée aux plus nantis… et aux plus patients.

 

« L’idée est de rendre la justice accessible à tous, pense le directeur du Laboratoire de cyberjustice. Les gens ont soif de justice, mais le système actuel ne répond pas à leurs besoins. Or la justice doit rester un bien commun. »

Ce contenu a été mis à jour le 25 juillet 2019 à 10 h 56 min.