Une introduction au concept de « nudge » : genèse, mise en pratique et application numérique

Par Sylvain Longhais – auxiliaire de recherche au Laboratoire de cyberjustice

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Dans cette note de blogue, nous vous proposons d’aborder le concept de « nudge » qui connaît un intérêt grandissant de la part de la doctrine, mais également de la part des administrations et des entreprises depuis la fin des années 2000. C’est la promesse pour l’individu de faire de meilleurs choix sans jamais être contraint à les faire. Certains voient ces nudges comme une alternative à la réglementation coercitive, ce qui permettrait une régulation indolore tout aussi efficace, voire plus efficace que la contrainte. Dans un premier temps, nous aborderons le concept en tant que tel et l’environnement doctrinal auquel il est rattaché. Dans un second temps, nous nous intéresserons à quelques développements pratiques de la mise en place de nudges. Enfin, dans un troisième temps, nous ouvrirons succinctement cette note sur l’application des nudges à un contexte numérique ou ce que l’on appelle le « digital nudging ».

 

Le terme de nudge a été démocratisé à la fin des années 2000. Plus précisément, c’est un ouvrage majeur d’économie comportementale qui consacre ce terme en 2008. Ce livre écrit par deux chercheurs américains Richard Thaler et Cass. Sunstein s’intitule Nudge : improving decisions about health, wealth and happiness, ou en bon français Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Le livre est le fruit d’années de recherche en psychologie comportementale appliquées à l’économie. Fondamentalement, on peut citer les travaux sur le processus de prise de décisions des individus de Kahneman et Tversky qui ont été un aboutissement et un point de départ pour de futures recherches.

Ces recherches ont autant intéressé le domaine de la psychologie que celui de l’économie. De ce fait, on a assisté au développement d’une discipline à part entière : l’économie comportementale. On oppose généralement ce courant au modèle de l’acteur rationnel que l’on retrouve dans les courants d’économie néoclassiques. Les auteurs du livre Nudge, Thaler et Sunstein critiquent ce modèle de l’acteur rationnel. Le principal reproche qui en est fait, c’est que ce modèle est seulement utile pour théoriser un environnement macro-économique, mais qu’il est trop imparfait pour refléter une réalité de terrain. La psychologie comportementale est en conséquence développée dans un contexte économique pour offrir une alternative au modèle de l’acteur rationnel qui manquerait cruellement de nuances. Le concept de nudge découle quant à lui de ces écoles de pensées d’économie comportementale. Par conséquent, leur application dans un autre domaine que celui de l’économie pourrait se heurter à certains obstacles.

À sa sortie, le livre de R. Thaler et C. Sunstein a connu un succès mondial et a été le point de départ d’un engouement généralisé pour le concept de nudge. La définition qu’en donnent les auteurs est la suivante : un nudge renvoie à n’importe quel aspect de l’architecture de choix qui altère le comportement des individus de manière prévisible, mais sans jamais proscrire aucune option ni changer de manière significative leurs avantages économiques.[1]

Avec l’aide de mécanismes qui vont venir affecter l’architecture de choix, l’objectif de ces nudges est de prédire comment un individu réagirait dans telle ou telle situation et de l’encourager à suivre la direction dans laquelle on souhaite qu’il aille, mais sans jamais lui interdire de prendre une autre direction. On peut alors décomposer le fonctionnement d’un nudge en deux parties : premièrement, on encourage un comportement et deuxièmement, on préserve la liberté de choix, ce qui évacue un phénomène coercitif stricto sensu.

Il n’est dès lors pas surprenant de constater qu’à la sortie du livre, bon nombre de gouvernements ont développé un intérêt certain pour les nudges. Certains ont même créé des comités de réflexions et des groupes de projets afin d’étudier l’implantation de nudges comme un outil de régulation à part entière. En effet, un des arguments centraux de l’ouvrage était qu’à l’aide de nudges, les gouvernements pourraient aider les individus à prendre de meilleures décisions (dans un intérêt sociétal notamment) sans restreindre la liberté de choix.

C’est d’ailleurs ce point qui gouverne la philosophie derrière le concept de nudge. Cette philosophie à la sémantique oxymorique répond au nom de paternalisme libertaire. Derrière cette notion, on retrouve d’une part l’incitation à adopter un comportement pour le bien d’un individu, ce qui renvoie à une dimension paternaliste de conseil. D’autre part, on insiste sur une liberté de choix qui est intacte, voire intouchable à la manière du libertarisme. Il y a une volonté d’insister, peut-être de manière extrême, sur le fait que la liberté de choix de l’individu est sans limites et n’est bridée à aucun moment, ce qui dans les faits, est plus que discutable.

Quoi qu’il en soit, cette philosophie du paternalisme libertaire se traduit concrètement par des nudges. Par exemple, dans le cadre d’une liste de donneurs d’organes, un nudge pourrait consister en l’enregistrement par défaut des individus sur la liste de donneurs d’organes. Ainsi, les individus seraient par défaut inscrit sur cette liste et donneraient leurs organes à leur mort. Cependant, à tout moment le choix est laissé de se retirer de cette liste. Par conséquent, on encourage un comportement, mais la liberté de choix est préservée.

Les bases des nudges et de la philosophie derrière cette notion étant posées, il convient maintenant de s’intéresser à leur fonctionnement en pratique. Les nudges exploitent ce que l’on appelle des biais cognitifs. Dans les faits, chaque nudge exploite un biais cognitif qui est lié à un système de pensée tel que défini par D. Kahneman. Kahneman distingue deux systèmes de pensées. Un système 1 qui fonctionne automatiquement, involontairement, rapidement et qui ne nécessite que peu d’effort. En général, ce système 1 est le système de raisonnement utilisé par défaut parce qu’il ne nécessite que peu d’énergie. Le système 2 est celui qui est le plus souvent (à tort) associé à la faculté de réflexion. Il nécessite de l’attention, de la concentration. Ce système prend le relais dans la résolution de problèmes complexes par une approche analytique. Les biais cognitifs existent pour chacun de ces systèmes. Un biais cognitif peut être défini comme un schéma de pensée qui dévie de la pensée rationnelle et logique et tend à être systématiquement sollicité dans diverses situations. Parmi ces biais cognitifs, on peut citer trois des plus fréquents.

Premièrement, il y a le biais de framing. Cela signifie que nos décisions sont influencées par la façon dont les informations nous sont présentées. Pour illustrer ce biais en période de pandémie, on peut prendre l’exemple de deux gels hydroalcooliques comprenant exactement les mêmes propriétés et les mêmes taux d’efficacité. Un de ces gels se targuerait de tuer 99 % des bactéries. L’autre gel se vanterait de ne laisser seulement 1 % des bactéries en vie. On aurait tendance à choisir le premier puisque le deuxième insiste sur le fait que des bactéries restent vivantes. Par conséquent, la manière dont l’information est présentée est cruciale.

Deuxièmement, il y a le biais du statu quo. En psychologie comportementale, des études ont montré qu’un individu tend naturellement à rester dans une situation par défaut plutôt que d’en changer. On pourrait prendre l’exemple d’un fabricant de téléphones qui voudrait vendre un produit embarquant une certaine configuration, plutôt qu’un autre, puisque c’est ce premier qui est le plus rentable à la vente. Pour ce faire, une manière d’exploiter le biais de statu quo d’un individu serait pour le fabricant d’afficher par défaut le modèle qu’il veut vendre. Le potentiel acheteur tendrait naturellement à acheter ce produit plutôt que de changer pour un autre modèle même si ce dernier est plus adapté aux besoins de l’acheteur.

Troisièmement et dernièrement, certains biais cognitifs émergent de différentes (différents) normes et standards propres à des groupes sociaux. En effet, ces normes induisent certains comportements, des normes sociales qui sont fortement incitées par l’effet de groupe. Si cela peut paraître compliqué au premier abord, un exemple simple permet la compréhension du mécanisme du biais de normes sociales. Sur une plateforme e-commerce, il est fréquent d’encourager les clients à acheter un produit supplémentaire en indiquant que 98 % des acheteurs d’un produit ont également acheté tel ou tel produit additionnel. De ce fait, l’individu aura tendance à suivre le groupe et cela déclenchera l’achat du produit additionnel.

Les nudges se révèlent être encore plus efficaces dans un contexte technologique puisqu’il est plus aisé de créer une architecture de choix maitrisée qui ne serait pas sujet aux aléas du monde extérieur. C’est le développement de ce qu’on appelle l’expérience d’interface utilisateur au service de l’incitation à la décision par les nudges : le digital nudging. Le digital nudging est défini par Weinmann et al. comme : l’usage d’éléments de conception d’interface utilisateur pour guider le comportement des individus dans des architectures numériques de choix, en ajustant les caractéristiques visuelles et en présentant les choix de manière délibérée et en organisant la navigation.[2] Pour faire simple, il s’agit, soit de modifier le contenu constituant le choix (en d’autres termes, les informations affichées et qui mènent au choix final), soit la manière dont les informations sont présentées. Le digital nudging est donc une arme puissante puisque la prise de décision d’un individu est directement liée à l’environnement du choix et par conséquent à l’architecture de choix. On comprend donc que le concepteur de la plateforme maîtrise l’implantation et a fortiori le degré d’efficacité d’un nudge de A à Z. De plus, les nudges dans un contexte numérique sont relativement faciles, rapides et très peu coûteux à mettre en place.

Concrètement, pour mettre en place des nudges dans un contexte numérique, on utilise les outils qui font l’efficacité et le succès de l’expérience de l’interface utilisateur comme des menus déroulants, des boutons radio, des check boxes, des barres glissantes, ou encore des fenêtres pop-up. Cela dépend de l’objectif qui est décidé en amont en matière de finalité du nudge.

Au travers de cette note d’introduction au concept de nudge, on aura pu constater qu’il nourrit de grands espoirs puisqu’il permettrait de guider le choix des personnes et de prendre théoriquement de meilleures décisions au quotidien. On aura également vu comment cela est rendu possible et pourquoi les applications de nudges sont exacerbées dans un contexte numérique. Cependant, il ne faut pas idéaliser ce concept et certaines limites y sont intrinsèquement liées. C’est le cas des effets contre-productifs. En effet, en orientant la décision vers un choix plutôt qu’un autre, on ne peut pas forcément anticiper toutes les conséquences de ce choix (ou plutôt de l’absence de décision portée sur un autre choix). Pour cette raison, on doit se poser la question d’une application dans d’autres domaines que le domaine économique et à plus forte raison d’une application dans le domaine du droit où l’on remplacerait certaines règles coercitives par des incitations à adopter un comportement dans l’intérêt de la société. De plus, des questions éthiques se posent au premier chef desquelles, quel est le degré réel de liberté de choix et quelle est la frontière avec la manipulation.


[1] Traduction libre de la définition du livre: Nudges refer to “any aspect of the choice architecture that alters individuals” behavior in a predictable way without forbidding any options or significantly changing their economic incentives’”

[2] Traduction libre de la définition de Weinmann et al.: “the use of user interface design elements to guide people’s choices or influence users’ inputs in online decision environments”

This content has been updated on 02/21/2023 at 11 h 26 min.